Le temps est supérieur à l’espace

 Dans Homélies, Textes

Pour approfondir ce sujet, voici trois articles glanés sur internet qui déploient la fécondité de ce principe essentiel dans la pensée du pape François. Après ces trois articles, vous retrouverez l’édito du père Arnaud qui fait le lien avec l’expérience du confinement.

Le temps est supérieur à l’espace.”

1) La première fois que j’ai lu cette affirmation sous la plume du pape François, je me suis dit : Ouh la, cette fois, les cardinaux ont élu un piètre philosophe sur le trône de Pierre. Cette phrase paraît en effet peu claire, voire farfelue. Pour Kant, par exemple, temps et espace, les deux structures fondamentales de notre rapport au monde, sont des réalités si différentes, hétérogènes, qu’il est vain de vouloir les hiérarchiser. Affirmer que le temps est supérieur à l’espace, c’est comme dire « tel goût est supérieur à tel son » ou « ce pneu est supérieur à cette part de tarte».

Mais François a aggravé son cas en réitérant cette affirmation (Laudato si‘, § 178 ; la Joie de l’amour, § 3 et 261 ; et, en des termes voisins, la Lumière de la foi, § 57). Dans la Joie de l’Évangile (§ 221 et sq), il a aussi expliqué qu’elle constituait un des quatre «principes » structurant sa pensée (les trois autres étant « l’unité prévaut sur le conflit », « la réalité est plus importante que l’idée », « le tout est supérieur à la partie »). Du coup, en m’inspirant des idées de Bergson plutôt que de celles de Kant, j’ai réfléchi à cette histoire de supériorité du temps sur l’espace. Et j’ai fini par réaliser que… ce n’est pas bête du tout.

L’espace tel que nous t’appréhendons constitue la dimension de la réalité dans laquelle les choses se donnent de façon instantanée, massive, voire brutale : dans l’espace, on s’impose tel qu’on est présentement, on s’affirme, on occupe (de) la place. Dans le temps, au contraire, tout est plus fluide, les choses se modifient petit à petit et, lorsque cela se passe bien, elles mûrissent, croissent, s’épanouissent. Que signifie parier sur le temps plutôt que sur l’espace ? C’est préférer le dynamisme des processus à l’aspect statique des états de fait. C’est privilégier le moyen ou le long terme sur l’immédiateté, faire confiance à l’efficacité du devenir. C’est apprendre aussi à toujours garder vives ces trois vertus qui supposent dans leur exercice un rapport au temps qui lentement s’écoule : patience, endurance, espérance. On peut alors, en suivant les textes de François, décliner de nombreuses applications de ce principe. Dans nos relations avec les autres, il suggère de ne pas figer les personnes dans un état (« mauvais élève », « menteur ») pour faire confiance à la puissance de transformation de la durée.

Dans la vie spirituelle, il nous invite à éviter le pharisaïsme de celui qui s’estime une bonne fois pour toutes content de lui, ou le désespoir symétrique de celui qui se juge définitivement pécheur, en excluant la possibilité du rachat ou du pardon. Politiquement, il enjoint de se préoccuper des « processus qui construisent un peuple » plutôt que de vouloir à tout prix des « résultats immédiats qui produisent une rente politique facile » (la Joie de l’Évangile, § 224). Géopolitiquement, enfin, l’espace apparaît comme la catégorie qui décrit les États, reposant sur le territoire, et donc la frontière, là où le temps est la catégorie propre de l’Église, sans frontières et croissant depuis 2000 ans. Etc.

Dans la pensée de François, « le temps est supérieur à l’espace » apparaît donc bien comme un principe, au sens technique que les philosophes donnent à ce terme : une vérité générale dont l’application permet d’interpréter de façon coordonnée, voire systématique, des domaines divers de la réalité.

On oppose souvent l’image d’un François en pape avant tout « pasteur » à celle de son prédécesseur Benoît XVI, théologien et philosophe, préoccupé par les questions de doctrine. Les choses sont sans doute plus compliquées : François, qui a un jour expliqué qu’il se considère comme « un peu rusé » (un po’furbo), semble, lui aussi, et de façon assez rusée justement (c’est-à-dire sans tambour ni trompette conceptuels) porté sur la spéculation et les idées philosophiquement fortes.

DENIS MOREAU, philosophe, dans La Vie N° 3717 du 24 novembre 2016, pp. 38 – 39

 

2) Dès sa première exhortation apostolique « Evangelii Gaudium » (2013), le pape François osa un propos inédit : « Le temps est supérieur à l’espace ». Il expliqua : « Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (n°223). L’idée mérite qu’on s’y arrête. L’espace se déploie dans le mental. La matière – du point de vue des atomes qui la composent – est un amas d’énergie en interaction. Notre cerveau, cependant, saisit le réel par classification. Ainsi sont distinguées distances, catégories et formes. En quelque sorte, le mental « spatialise » le réel pour le rendre intelligible. Il en va de même dans le domaine éthique. Notre pensée classifie l’agir, distinguant le bien du mal. Il est heureux qu’il en soit ainsi. Sans la boussole intérieure du mental, nous n’agirions qu’en fonction de « l’air du temps ». Ainsi, je reste consterné par la pauvreté intellectuelle de l’argument soi-disant progressiste qui m’est régulièrement servi dans des débats éthiques :  » On vit tout de même au XXIe siècle !  » Je réponds à chaque fois : « Et alors ? Cela n’interdit pas de poser un regard critique sur les évidences du moment. Ce qui semble naturel à une époque, n’en est pas pour la cause justifié. » Heureusement donc que la raison humaine nous ancre dans un espace de valeurs qui résiste au temps et aux modes.

La « spatialisation » conceptuelle peut néanmoins devenir un piège : si je confonds le mental et la réalité, j’en viens à considérer l’existence comme la reconquête d’un espace idéal et figé, que le temps dégrade. Ce fut le cas du philosophe Platon et de ses émules. C’est aussi la réaction des traditionalistes de tous genres – religieux ou politiques. Ils pleurent le « bon vieux temps » et tout changement leur paraît une perte. Pour eux, le temps devrait s’arrêter et la morale être de marbre. C’est ici que la réflexion du Pape prend tout son sens : « le temps est supérieur à l’espace« . Le temps rythme l’écoulement de la vie. L’humain est temporel. Seul un cadavre cesse de vieillir et donc d’évoluer. En morale, cela signifie que – si notre mental classifie les actes humains, en distinguant les actions bonnes et mauvaises – le sujet concret est un pèlerin, un voyageur qui prend du temps pour se trouver. Ainsi, le chrétien chemine en se convertissant sur les sentiers d’un Royaume présent mais futur, où rien n’est jamais acquis. Celui qui se croit arrivé a perdu le chemin.

C’est ce que le pape François rappela en 2016 – au terme de deux synodes sur la famille – dans « Amoris Laetitia » : « En rappelant que « le temps est supérieur à l’espace », je voudrais réaffirmer que tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Eglise une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent. » (n°3) Ceci explique la pastorale circonstanciée que le Pape prône face aux situations familiales que la morale catholique classifie comme « irrégulières » : « Sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour ouvrant la voie à la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible« . Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne prête à aucune confusion. Mais je crois sincèrement que Jésus Christ veut une Eglise attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité : une Mère qui, en même temps qu’elle exprime clairement son enseignement objectif, « ne renonce pas au bien possible, même si elle court le risque de se salir avec la boue de la route. » (n°308)

Eric De Beukelaer

 

3) Quatre principes guident le pape François dans sa mission au service de l’Eglise. Ils ont déjà joué un rôle important quand il était encore jeune provincial des Jésuites en Argentine. Un de ces principes lui est particulièrement cher : « le temps est supérieur à l’espace ». Il l’évoque régulièrement dans ses discours et ses textes, par exemple dans les encycliques « Laudato si’ » (n° 178) et « La joie de l’Evangile » (n° 22-225).

Il faut reconnaître que la formule est un peu mystérieuse et difficile à comprendre. Etant donnée son importance, elle mérite quelques explications. En effet, elle constitue une clé pour mieux comprendre l’enseignement et l’action du pape François. Mais quel sens le pape donne-t-il aux termes « temps » et espace » ?

Le temps désigne les moments qui se succèdent, la fluidité de l’existence et la succession des évènements. Le temps n’est jamais fixe et personne ne peut l’arrêter. Il est impossible d’accumuler les heures et les minutes, de les inscrire sur un compte en banque. Il modifie tout ce qu’il touche. Ainsi le temps transforme l’enfant qui deviendra adolescent, adulte, vieillard. Il a partie liée avec l’inattendu et la liberté. Personne ne sait ce qui arrivera demain et personne ne connaît les défis qui l’attendent sur le chemin.

A l’opposé, l’espace signifie le cadre fixe qui peut être maîtrisé et contrôlé. L’espace de la maison peut être organisé, les meubles bien rangés, la voiture stationnée dans le garage.  Je peux embrasser d’un regard tous les livres d’une bibliothèque, bien que je ne puisse lire qu’un livre à la fois. On possède son espace, par exemple son appartement, et on peut installer une caméra ou une porte blindée pour le sécuriser. L’espace permet d’accumuler et il nourrit la volonté de tout contrôler.

Le pape met en garde contre la tentation d’accorder trop d’importance à l’espace. « Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. » (EG 223). Dire que le temps est supérieur à l’espace est une invitation à « initier des processus plutôt que de posséder des espaces. » Cette invitation se traduit alors par une série de déplacements à vivre. Il s’agit de déplacer la priorité donnée au court terme et au résultat immédiat vers le long terme et le résultat durable. Il s’agit de déplacer la recherche d’une prévision parfaite du futur vers l’accueil de l’inattendu. Il s’agit enfin de déplacer l’envie de posséder, de maîtriser et de contrôler vers la mise en mouvement et l’ouverture de processus qui seront poursuivis par d’autres personnes ou groupes.

Privilégier le temps sur l’espace suppose une certaine fragilité, celle de perdre le contrôle total, de se désapproprier du résultat de l’action réalisée, celle d’accepter un résultat différent de celui qui était attendu. C’est précisément cette fragilité qui fait place à l’émergence du nouveau. Tant qu’on reste dans la logique de la maîtrise et du contrôle absolu, on reste dans la répétition du déjà connu. La création n’a pas de place dans la plénitude et la perfection, elle prend forme quand on laisse un certain vide. A l’inverse de l’espace, le temps ne peut pas être possédé. Fabriquer est une manière de posséder l’espace, tandis que créer est une manière d’initier un processus. L’espace a partie liée avec le pouvoir, le temps est de l’ordre du service.

Le pape applique ce principe à tous les domaines de la vie. Il explique entre autre le regard qu’il porte sur les normes. Sans les remettre en question, par exemple dans la vie du couple et de la famille, le pape insistera sur les personnes et sur les chemins qui leur permettent d’avancer aujourd’hui. Ainsi le pape ne privilégie pas l’espace, notamment la norme, mais le temps, c’est-à-dire le cheminement et la croissance des personnes qui ne se font que dans la durée. L’éducation fournit un autre exemple parlant pour l’application de ce principe. « L’obsession n’éduque pas ; et on ne peut avoir sous contrôle toutes les situations qu’un enfant pourrait traverser. Ici vaut le principe selon lequel ‘le temps et supérieur à l’espace’. C’est-à-dire qu’il s’agit plus de créer des processus que de dominer des espaces…. Ce qui importe surtout, c’est de créer chez l’enfant, par beaucoup d’amour, des processus de maturation de sa liberté, de formation, de croissance intégrale, de culture d’une authentique autonomie. » (AL 261)

Un autre exemple peut être pris de la pastorale. Privilégier l’espace signifie d’être dans une pastorale de l’encadrement, de vouloir quadriller l’espace, de continuer à faire comme on a toujours fait, bien que les forces disponibles soient moindres et que l’épuisement guette les pasteurs. Cela signifie d’être dans une pastorale de l’entretien et sans souffle pour la créativité. D’après le pape François, la priorité n’est pas d’agir selon cette logique de l’espace, mais de privilégier le temps, c’est-à-dire d’initier une dynamique, lancer des initiatives nouvelles et sans vouloir tout maîtriser.

Bien sûr, on ne peut pas opposer le temps et l’espace. Le pape lui-même parle « d’espaces de rencontres » dont nous avons besoin. Mais en indiquant ce principe nouveau, il oriente l’Eglise autrement. Il n’est pas certain que fidèles et pasteurs en aient saisi tous les enjeux.

H.B. site du diocèse du Jura

 

« Le temps est supérieur à l’espace »

La formule est du pape François, et demande… du temps pour être assimilée et porter son fruit.

Il me semble que notre situation actuelle de confinement est une occasion privilégiée d’accueillir tout le potentiel de fécondité de ce principe pour notre vie.

En effet notre espace est actuellement très contraint : les quelques mètres carrés de notre logement, parfois un petit jardin pour ceux qui ont le privilège d’en disposer, et pour se promener le fameux kilomètre de rayon… C’est bien peu pour tous ceux qui ont l’habitude d’aller où bon leur semble.

Par contre, notre temps est dilaté. Ce qui peut même nous déconcerter tellement nous sommes habitués à « courir après le temps ».  Voilà qu’il s’offre à nous ! Il nous revient de l’accueillir, peut-être de l’apprivoiser, sans doute aussi d’y inscrire un rythme pour ne pas le dilapider sans pour autant en briser la gratuité.

Dire que le temps est supérieur à l’espace, c’est un acte de foi en Dieu et de confiance en l’homme. Il ne s’agit pas de figer une situation ou de conquérir un espace au détriment d’autrui, mais de permettre une maturation intérieure, chez soi et chez les autres. Avec l’aide de la grâce de Dieu, nous pouvons nous laisser transformer pour aimer davantage. Nous pouvons accueillir la miséricorde. Nous pouvons ressembler davantage au Christ doux et humble.

L’histoire biblique comme notre propre histoire s’inscrit dans une alliance, et si nous pouvons être légitimement attachés à une terre, une maison et un pays, nous savons cependant que notre véritable Patrie se trouve dans les Cieux, et que nous sommes sur cette terre en pèlerinage.

Privilégier le temps à l’espace, c’est préférer l’intériorité du cœur à l’accumulation des biens. C’est reconnaître que la véritable liberté se situe dans la qualité de nos choix plutôt que dans la capacité de nous mouvoir. Un homme en prison peut avoir une liberté intérieure intacte, et un homme libre de ses mouvements peut être esclave de ses passions tout en ayant l’illusion de la liberté complète. De ce point de vue, la contrainte qui nous est imposée du point de vue de l’espace peut être une chance de redonner toute sa valeur à notre liberté intérieure qui se déploie dans le temps : liberté d’aimer, liberté de prier.

Prenons le temps d’apprécier… le printemps avec ce déploiement de la vie végétale et animale. Prenoms le temps de dire et redire à nos proches combien nous les aimons. Prenoms le temps de prier…

Oui, le temps est supérieur à l’espace, la liturgie même nous le rappelle tout spécialement en cette fête de Pâques où la vie éternelle fait irruption dans le temps des hommes.   p. Arnaud +

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